Dans un livre-entretien paru en ce début d`année 2010, Monseigneur
Bernard Agré, deuxième Cardinal de Côte d`Ivoire, âgé aujourd`hui de 84 ans, a confié "ses grands bonheurs et ses menus secrets" à Léon Lébry Francis. Ce mémoire de l`homme qui totalise 42 ans d`épiscopat, partant de son enfance en période coloniale à sa retraite. De ce livre de 410 pages, nous nous sommes intéressé aux chapitres 6 et 7, dans lesquels l`homme de Dieu révèle la partition qu`il a jouée lors du coup d`Etat de décembre 1999, de l`installation de Gbagbo au pouvoir en octobre 2000 et lors du déclenchement de la crise militaro politique et surtout lors de l`enlèvement du Général Guéi à la Cathédrale et de son assassinat qui s`en est suivi.
Chapitre 6
Homme de pouvoir, Homme du pouvoir ?
Pendant toute votre charge d`archevêque, vous avez dû gérer trois crises politiques majeures : Le coup d`État du 24 décembre 1999, et l`avènement du régime militaire, la fin de ce régime en octobre 2000 et l`exil de son chef le général Robert Guéi. Puis le déclenchement de la rébellion contre le régime du président Gbagbo et son pays, et l`assassinat de l`ancien chef de l`État, le président Guéi le 19 septembre 2002. Vous qui quittiez la tranquillité de vos deux sièges précédents, vous êtes-vous dit: que suis-je venu faire dans la galère d`Abidjan? Ou encore : qu`ai-je fait de mal au bon Dieu ?
Je n`interrogeais jamais Dieu et je ne le mettais jamais en cause, car il n`est pas mon copain. Dieu est Dieu. Quant à moi, je fonctionne et je vis les événements comme ils arrivent. Je les ai vécus et j`ai pris du recul. De telle sorte que cela n`a pas influencé mon jugement ni fragilisé mon moral. Et j`ai quitté le siège d`Abidjan très serein. Le coup d`État de 1999, je l`ai subi comme tout le monde. J`ai voulu l`éviter et j`ai tout fait pour l`éviter. En effet, les militaires ivoiriens qui étaient revenus de mission en Centrafrique en 1999 étaient venus me voir à un certain moment et m`avaient demandé d`intervenir auprès du chef de l`État pour qu`il leur verse tout de suite leurs primes. Une première fois, j`en ai parlé au président Bédié. Plus tard, l`un des militaires en colère était venu me voir la veille du coup d`État. Il était mal vêtu, voire déguisé, et m`a dit:" Si les autres savent que je suis venu ici, je suis un homme mort. Mais dites au président Bédié qu`il nous reçoive immédiatement parce que... ". J`ai fait la même démarche auprès du Président. Il m`a répondu que ces militaires se sont mal conduits. Le Président était parti à Daoukro pour fêter Noël, mais il a dû revenir rapidement à Abidjan. Quand il est revenu, j`avais commencé à gérer l`affaire car ces jeunes gens étaient eux aussi revenus me voir et me dire d`aller les rencontrer à la RTl à Cocody, pour essayer de dialoguer. Là je me suis dit : je n`irai pas car ce sont mes fils qui doivent venir chez moi. Ce jour-là, il y avait Mgr Mandjo avec moi et je lui ai demandé de leur dire que je les attendais chez moi. Mgr Mandjo n`a pas pu arriver jusqu`à eux parce qu`on lui a barré le passage. La nuit du coup, le directeur du protocole d`État me téléphone. Depuis quelque temps, je voulais voir le président Bédié. Je lui avais déjà dit :" Attention, vous courez un grand danger. " Quand le directeur du protocole, l`ambassadeur Georges Ouégnin, m`a téléphoné ce soir là vers vingt et un heures pour me dire que le Président me demandait, il me l`a passé. Nous avons parlé et puis je lui ai dit: " Monsieur le Président, les militaires vous demandent combien? " Il m`a répondu:" huit cent et quelques millions. " Je lui ai proposé: " Donnez-leur deux milliards. Cela épargnera un coup d`État à la Côte d`Ivoire. " Alors, il m`a développé une série d`arguments et nous avons arrêté la conversation. Puis à deux heures du matin, l`ambassadeur Ouégnin me rappelle et me passe encore le Président. Je lui redis: " Monsieur le Président, n`attendez plus. Appelez les militaires et donnez-leur deux milliards. Ils vont se disputer et cela n`ira pas loin. " Il m`a dit : " Je les recevrai demain à onze heures. " À mon tour, je lui dis : " Pourvu que ce ne soit pas trop tard. " Hélas, à six heures du matin, le président Bédié était obligé de quitter le pays. Voilà le rôle que j`ai joué. J`ai essayé plusieurs fois d`éviter le coup d`État. Mais je n`ai pas été écouté.
Certains vous présentaient pourtant comme un conseiller des chefs d`État ivoiriens...
Non. Le président Houphouët-Boigny m`aimait beaucoup, mais je n`ai jamais voulu entrer dans son jeu. Entre lui et Mgr Yago, les relations n`étaient pas bonnes du tout et j`ai été très honnête vis-à-vis des deux pour les rapprocher. Son conseiller était plutôt, Mgr René Kouassi ou Mgr Vital Yao. Puis, lui a succédé le président Bédié. Je le rencontrais de temps en temps, mais je n`avais pas l`impression d`avoir beaucoup d`influence sur lui. Dès la fin de sa présidence, au moment où les choses commençaient à se brouiller entre lui et l`opposition, j`ai essayé de l`aider pour qu`il s`en sorte, mais mes démarches n`ont jamais abouti. Faute d`écoute. Un moment donné, il ne me recevait plus et quand je voulais le voir pour des affaires sérieuses, sa secrétaire me disait invariablement: "Il va vous prendre après. " Il ne m`a pas pris après. Alors j`ai dit à sa secrétaire: " Le disque est rayé ", parce qu`elle répétait toujours la même chose. Je n`ai pas insisté. Puis est arrivé le général Guéi comme nouveau chef de l`État.
Connaissiez-vous déjà le général Robert Guéi ?
Oui. Au moment où j`étais à Man, il était mon fils spirituel. Quand je l`ai connu, il était élève à l`école militaire de St Cyr en France. Quand il était devenu chef d`état-major des armées, j`étais évêque de Yamoussoukro et il m`avait apporté des présents, notamment des médailles de la Sainte Vierge. Tenez, quand vous allez sous le préau de la cathédrale, vous voyez une grosse statue. Il me l`a apportée un matin de Pâques en me disant: " Monseigneur, voilà, c`est votre œuf de Pâques. " Il aimait les œuvres d`art. Comme fils spirituel, je lui donnais beaucoup de conseils, mais surtout j`en donnais à sa femme, Rose, pour qu`elle aide Guéi à être plus raisonnable, plus vigilant et plus prudent.
Quand, à un moment donné, il a eu sa traversée du désert, avez-vous gardé des liens ?
Je l`ai aidé. Pour certaines choses qu`on a demandées, je lui ai dit d`accepter ou de faire attention. J`étais vraiment à ses côtés pour l`aider. Mais sans jamais m`afficher. Même quand il est devenu chef d`État.
Justement, comme premier magistrat du pays, continuait-il à écouter vos conseils ?
Pas toujours et en particulier les derniers conseils dans lesquels je lui disais à l`occasion de l`élection présidentielle de 2000 qu`il avait organisée:" Laisse les arbitres du match proclamer qui est vainqueur. " Je lui ai dit cela parce que le matin de très bonne heure, le général était venu chez moi pour me dire qu`il avait gagné l`élection, et qu`il détenait les preuves de sa victoire. Je dois dire qu`avec Mgr Dacoury-Tabley et Mgr Mandjo, nous avions l`habitude de nous concerter. Et ce jour-là, quand j`ai su qu`il allait venir chez moi, je me suis permis de convoquer le Pasteur Benjamin Boni avec qui nous parlions assez souvent. Alors, avant l`arrivée de Guéi, nous avons décidé de faire venir Laurent Gbagbo. Ainsi, les deux pourraient s`expliquer devant nous. Je lui ai téléphoné et je lui ai demandé de venir rapidement. Vingt ou trente minutes plus tard, il était là. Quand ils furent tous les deux, je les ai pris et les ai installés dans mon bureau qui se trouve à ma résidence. Et je leur ai demandé de se parler, sans témoin, pour qu`ils puissent trouver une solution ou un compromis. Pendant ce temps, nous étions restés entre nous dans le salon. Et quand, ils sont revenus vers nous, ils étaient hilares, ils se tapaient même sur les épaules. Mais au moment où nous avons engagé la discussion ensemble, les choses ont mal tourné, parce que le général Guéi répétait devant Laurent Gbagbo qu`il avait gagné l`élection présidentielle. Alors, Gbagbo lui a dit : " Si vous me volez ma victoire, je fais descendre les gens dans la rue. " Guéi est parti, fâché. Il avait certainement déjà sa déclaration dans sa poche, mais il ne m`en avait pas parlé. Cependant, après la rencontre, je lui avais conseillé: " Ne faites pas de déclaration, mais attendez que la Cour suprême proclame le vainqueur. " Ayant laissé les autres en haut, je suis descendu avec le Président pour le raccompagner en bas et avant qu`on se sépare, je lui ai dit : " Mon Général, tenez compte de ce qu`on vous a dit. " Ensuite nous sommes allés voir Rose, son épouse, et moi je lui ai dit: " Dites au Président qu`il attende. " C`est alors qu`elle nous a dit: " C`est lui le général. " J`ai aussitôt rétorqué: " Vous n`êtes pas le général, c`est vrai, mais vous êtes le général de son cœur. Dites-le lui et il va accepter. " Mes conseils n`ont pas été suivis. Est arrivé par la suite ce que vous savez.
Incriminez-vous donc Mme Guéi ? Pensez-vous qu`elle n`ait pas été de bon Conseil pour son mari dans ces moments-là?
Vous savez, chacune voulait être première dame! Remontons le temps et l`histoire. C`est la veille de Noël 1999 que s`est produit le coup d`État. Et le chef de la junte militaire, le général Guéi, a été présenté comme le" père Noël en treillis ". On attendait plutôt l`Enfant-Dieu et non pas ce père Noël-là, n`est-ce pas ?
Cette période a été tellement chaotique qu`ils ont instauré des couvre-feux à n`en pas finir. Et on a dû même célébrer la messe de Noël à quinze heures et non pas à minuit, comme d`habitude.
D`où le boutade du " quinze heures chrétiens " au lieu de l`habituelle " minuit chrétiens ", selon les paroles du célèbre cantique de Noel
Oui. En tous cas, moi, j`ai envoyé cette boutade (rires…)
Quand vous avez appris que votre fils spirituel était devenu chef des putschistes et chef de l`Etat, l`avez-vous rencontré tout de suite ?
Oui, nous nous sommes rencontrés. Avec les évêques, nous sommes allés le voir à la Primature où il s`était au départ, installé. Puis avant de le quitter, je l`ai pris à part et je lui ai dit:" Quand on est chef d`État, voilà ce qu`il faut faire" Je lui ai recommandé de toujours voir le bien réel de son pays, de son peuple. Respecter les gens, maintenir la solidarité, etc. Après cela, lui-même n`est presque jamais revenu me voir pour qu`on parle ensemble. Je dois dire aussi, que lorsqu`il recherchait les militants du PDCI, des membres de la junte militaire sont venus à la cathédrale. J`ai aussitôt téléphoné au général Guéi et je lui ai demandé de venir me voir immédiatement. Il n`est pas venu, mais m`a envoyé les généraux Palenfo et Doué. Je leur ai dit : " On ne viole jamais les lieux sacrés, comme la cathédrale, où vous venez chercher les gens. Si vous le faites, votre régime ne durera pas. "
Quel sentiment avez-vous éprouvé lorsque ce fils spirituel a été assassiné?
J`ai été très amer et révolté parce qu`un homme, tant qu`il ne meurt pas, peut se convertir. J`étais convaincu que le général pouvait changer. Mais le massacrer comme ils l`ont fait... Si j`avais été là au moment de son assassinat, nul doute que j`aurais cherché à le défendre. J`en parlais avec quelqu`un qui m`a dit:" Vous auriez pris une balle perdue et alors il y aurait eu une guerre civile religieuse car étant donné votre personnalité, on penserait que c`est un musulman qui vous a tué. Et si d`aventure, on tuait un musulman, ce serait la guerre civile interminable. "
Que répondez-vous aujourd`hui à ceux qui ont affirmé que dès le déclenchement de la rébellion, le général Guéi est allé se réfugier à la cathédrale où il pensait être protégé et que c`est vous, Mgr Agré, qui l`avez livré?
Je ne pouvais pas le livrer, puisque je n`étais pas là. J`ai quitté ma résidence parce que quelqu`un m`avait téléphoné, me disant:" Monseigneur, j`ai maquillé ma voix, vous ne la reconnaîtrez pas, mais si vous ne partez pas, c`est moi qui dirai devant la nation, que vous avez été la cause de la guerre, d`une guerre civile religieuse. " Donc clairement, cette personne m`a demandé de quitter ma maison. Alors, je suis parti. Mais cette nuit-là, il s`est passé des choses. Rapidement. Comme l`assassinat du ministre Boga Doudou. On savait qu`il devait être éliminé. Et je crois qu`on savait qu`il savait lui-même qu`on allait l`éliminer. Ce fut la nuit des longs couteaux. C`est la même nuit qu`Alassane Ouattara a été agressé. Je crois que si on avait pu me supprimer, on l`aurait fait.
Pourquoi vous tuer ?
Peut-être parce que je gênais par le verbe.
Vous avez déjà été interrogé à plusieurs reprises par différentes personnes et organisations sur la mort du général Guéi. Et nous en reparlons dans cet entretien. Avez-vous dit tout ce que vous savez sur le sujet?
À l`ONU qui enquêtait sur ce sujet et m`a interrogé, j`ai dit la même chose: que je n`étais pas là quand il a été pris à la cathédrale. Des gens de l`opposition ont dit que je me trouvais à Rome avec le président Gbagbo et qu`on m`a téléphoné pour me dire que Guéi était à la cathédrale. C`est faux, d`abord parce qu`un évêque, à plus forte raison un Cardinal, ne peut pas accompagner un chef d`État. Ce n`est pas possible au Vatican. J`étais en Côte d`Ivoire, mais je n`étais pas chez moi, à ma résidence à l`archevêché. Alors, livrer Guéi? Comment? Je crois qu`il faut que les gens soient aussi, amis du vraisemblable. Il ne faut pas déblatérer sur quelqu`un sans savoir.
Est-ce la même chose que vous avez dit à son parti, l`UDPCI, qui voulait lui aussi vous entendre?
Oui. Voilà ce que je sais. Maintenant, que s`est-il passé entre la cathédrale et sa mort ? Je ne le sais pas.
Vous souvenez-vous de la messe de requiem célébrée à l`intention du défunt général Guéi à la cathédrale St-Paul, là où on a dit qu`il a été pris pour être ensuite assassiné?
Je n`étais pas à cette messe car je me trouvais à Rome. C`est après que j`ai entendu qu`un prêtre, l`Abbé Gueu Honoré, a dit qu`il demande pardon pour son Église, c`est-à-dire l`Église catholique. C`est un prêtre de Man que je cherche d`ailleurs à rencontrer parce qu`à l`époque, je lui avais dit: " Attention pour tes accointances avec Guéi. "C``est ce prêtre qui l`a baptisé et qui l`a marié religieusement. Vous ne pouvez pas poser des actes pastoraux à l`endroit d`un chef d`État, sans référence à votre évêque. Je parle direct. Comme j`ai parlé par exemple à la femme de Guéi : "Madame, marquez d`une pierre blanche, ce que je vous dis aujourd`hui. Je suis votre père à tous les deux. Ça ne va pas du tout. "Si elle m`avait écouté et si Guéi m`avait lui aussi écouté... Je voudrais rappeler deux coups de fil importants que Guéi m`avait donnés à l`époque. D`abord, au moment où il a chassé le président Bédié du pouvoir. Lorsque Bédié allait partir, Guéi m`a téléphoné et m`a dit: " Je le laisse décoller et je le fais descendre." C`est-à-dire, "je l`abats ". Je lui ai répondu aussi sec: " si tu fais ça, tu seras maudit. "Il ne l`a pas fait. Il m`a écouté. Le deuxième coup de fil, c`était au moment de partir à son tour en exil. Il me dit: " Est-ce que je pars ou je reste ici ? Si je pars, voilà, voilà. Si je reste ici... "Je lui ai répondu:" Vraiment, je le laisse à ta conscience. Tu as été chef d`État, c`est à toi de voir. " Il y a aussi des choses que nous nous sommes dit et qui sont presque des secrets de confessionnal. S`agissant de la messe de requiem à la cathédrale, si j`avais été là, peut-être que j`aurais dit ceci: " Vous venez enterrer cet homme qui a été mon fils spirituel. Je ne pouvais pas le livrer. Mais je dis que parmi vous qui êtes là, certains d`entre vous connaissent les commanditaires et les exécutants de sa mort. Je les laisse à leur conscience et je vous demande de bien regarder. Qui avait intérêt à ce que Guéi disparaisse? Ce n`est certainement pas Bernard Agré, ni l`Église. "
D`une façon générale, que pensez-vous, aujourd`hui, avec le recul, de la période de la transition militaire que la Côte d`Ivoire a connue de 1999 à 2000 ?
Ce fut une période anormale parce que lorsqu`on parle de pays moderne à l`heure actuelle, un coup d`État est un accident regrettable, quel que soit ce coup d`État, avec ou sans effusion de sang. C`est dans les urnes que se trouve le pouvoir véritable. Il ne doit pas y avoir de dérogation sur ce plan-là. Une dictature militaire ou une dictature imposée par l`argent ou tout autre forme de dictature est en dehors des normes. On ne doit pas faire de concession là-dessus. Il faut que quelques mois après, on ait tourné la page.
Lorsque ce coup d`État est survenu, on a vu un certain nombre d`Ivoiriens l`applaudir, s`en réjouir même, et accueillir dans une liesse générale, ce " père Noël en treillis ". Ce fut peut- être pour eux une parenthèse heureuse, mais ne s`est-elle pas refermée comme une parenthèse honteuse pour la Côte d`Ivoire?
Assurément une parenthèse malheureuse, car elle a terni énormément l`aura de notre pays. L`exception qu`était la Côte d`Ivoire pendant longtemps ne l`était plus. Le pays n`avait pas eu de coup d`État pendant des années et il était cité comme modèle de stabilité. Ayant désormais subi un coup d`État, on a perdu cette aura. Le coup d`État et le régime militaire ont connu beaucoup de péripéties avant l`élection présidentielle de 2000. Il y a eu par exemple, les candidatures de certains leaders rejetées par la Cour suprême. En ce moment-là, j`étais retenu pendant longtemps pour des réunions à Rome. C`est là-bas que j`ai entendu dire que certains candidats à la présidentielle avaient été écartés et les rejets, entérinés par la Cour suprême. J`ai pensé que c`était malheureux parce que c`est d`office qu`on reçoit celui-ci, ou qu`on refuse celui-là. La discrimination à ce niveau-là est non seulement préjudiciable, mais condamnable également. Dans notre pays, il faut que nous ayons des principes. Or, nous arrivons dans un univers où l`éthique et les principes moraux s`évanouissent. C`est dommage. Dans l`éducation à donner à la population, il faut qu`on ait des bornes. L`Église a établi depuis des années une doctrine sociale. D`une part, tenir compte de la personne humaine, quelle qu`elle soit. D`autre part, donner la priorité totale au bien commun, qui doit être reconnu et recherché par tous et par tous les moyens. Par ailleurs, il faut garder le principe de subsidiarité, c`est-à-dire que la plus petite échelle puisse jouer un rôle devant la plus grande échelle. Comme dit l`adage latin," De rebus minimis non curatpretor ", c`est-à-dire des choses minimes, des détails, le chef ne s`en occupe pas. Enfin, il faut faire jouer la solidarité partout. Alors, si nous voyons que dans le coup d`État, tout cela est mis de côté, intrinsèquement, ce n`est pas bon.
Revenu de Rome, avez-vous rencontré votre fils, le général Guéi et avez-vous eu l`occasion d`évoquer le sujet des candidatures?
Bien sûr. Je lui ai donné certains conseils dont celui-ci, entre autres: " Il faut respecter certaines choses. Quand ce sera terminé, repars chez toi, puisque tu dis que tu es venu balayer. "
La rumeur a voulu que vous ayez auparavant vivement conseillé à l`un ou l`autre candidat officiel de ne pas se présenter à cette élection présidentielle. La rumeur était-elle fondée?
J`étais avec d`autres évêques et nous avons décidé cela à une réunion extraordinaire qui s`est tenue à Yamoussoukro, à l`issue de laquelle nous nous sommes repartis en trois groupes. L`on devait aller voir les principaux protagonistes. Moi, j`étais dans le groupe qui devait rencontrer le chef de l`État, le général Guéi. Nous lui avons demandé de ne pas se présenter à l`élection présidentielle. Dès qu`il a entendu cela, il a froncé les sourcils. Nous avons insisté et lui avons donné les raisons de notre recommandation. Vous savez, les évêques disent ce qu`il faut faire, ils rappellent les règles. Mais les hommes politiques ont leurs motivations et ils font ce qu`ils ont envie de faire. Nous, Évêques, n`avons pas de police pour leur mettre la pression. Mais la pression de la parole morale et spirituelle devrait les faire réfléchir. Et de nombreuses fois, ils ont vu que nous avions raison... Mais visiblement, nous n`avons pas été écoutés, et voilà où ce refus nous a conduits, nous et notre pays.
Au-delà de tout cela, et peut-être à cause de cela, peut-on dire que vous êtes un homme de pouvoir? Avez-vous été par ailleurs, un homme des pouvoirs successifs?
Je suis probablement un homme de pouvoir. Du pouvoir, j`en ai assurément et j`en ai eu parce que j`étais Évêque et Archevêque d`Abidjan et parce que je me suis donné une certaine image. Tenez, par exemple, à Pâques 2000, le président Gueï était là au cours d`une messe et j`ai parlé de Jésus-Christ. Un moment donné, je voulais le faire réfléchir en particulier, mais aussi toute la foule. En disant que Jésus était le chef, le seul chef, le général et le seul général. Quand j`ai dit cela, il y a eu des mouvements divers dans la foule. Le président Guéi n`a pas bronché, mais plus tard, un de ses collaborateurs m`a dit : "Monseigneur, ce que vous nous avez dit, c`était dur mais vrai. Vous avez raison, Jésus est le seul général. " Homme du pouvoir? Certains ont cherché à me récupérer. Le président Houphouët-Boigny, c`est sûr. Il a essayé. Ses collaborateurs m`ont fait certaines confidences. Il disait: " Tout homme a son prix. " Bien entendu, ce n`est pas Houphouët-Boigny qui a inventé cette formule, mais Machiavel - qu`il lisait beaucoup - dans son livre intitulé Le Prince, qui est souvent le code des pouvoirs.
Chapitre 7
Deux crises politiques en dix mois. Jamais deux sans trois
Houphouët-Boigny lisait donc beaucoup Machiavel?
Oui, De Gaulle aussi. Ils ont assimilé certains principes de Machiavel. C`est vrai qu`avec Bédié, je n`ai pas senti cette envie de me récupérer. Avec Gbagbo, non plus. Il est de loin mon fils. Communément, on dit que je suis" Gbagboïste ". On disait même que je suis né à
Monga, mais que j`appartiens à l`ethnie de Gbagbo. C`est absolument faux. Je ne suis pas un Bété du tout, je suis un
M`Batto. Ceci dit, si j`ai un conseil à donner à Gbagbo, je le lui donne. Je l`ai fait par exemple, à son retour de Rome, fin septembre 2002, à l`occasion de ce fameux discours qu`il avait prononcé après la mort du ministre de l`Intérieur, Émile Boga Doudou. Il était en colère. La rébellion du 19 septembre avait occasionné la mort de son ministre et ami. Alors, il avait dit à la télévision ivoirienne: " Je suis un homme. Si quelqu`un vient chez moi avec des fleurs, je l`accueille avec des fleurs, mais s`il vient avec une épée, je le reçois avec une épée. " Le lendemain de ce discours, j`ai demandé à Mgr Mandjo et au Pasteur Boni de m`accompagner chez le président Gbagbo. Nous y sommes allés et il nous a reçus. Nous lui avons dit: "D`abord, c`est courageux de votre part d`être revenu de Rome malgré ce qui s`est passé et à votre arrivée, vous avez fait un discours de chef, mais de chef fâché. Ce n`est pas un discours de père, que de parler d`épée. Vous avez toujours dit aux gens:" Asseyons-nous et discutons. "Alors, dites aux rebelles:" Faisons tout pour nous asseoir et discutons. "Je crois qu`il aurait dû faire cet autre discours. Les rebelles n`attendaient-ils pas cela? On a su plus tard que certains d`entre eux l`attendaient.
Moralement et politiquement, le Président pouvait-il proposer cela, au risque de s`affaiblir, à cette période-là?
Mais c`est bien cela qui, longtemps après, s`est produit, avec la main tendue du Président aux rebelles, à travers l`Accord de Ouagadougou. C`est la même démarche. Si elle avait été faite plus tôt, nous aurions fait l`économie de tant d`ignominies, d`horreurs et de souffrances.
Éminence, assumant toujours vos fonctions d`Archevêque d`Abidjan, vous avez dû faire face à deux crises politiques en dix mois. J`y reviens à nouveau. D`abord un coup d`État contre le président Bédié et l`exil de celui-ci, puis un régime militaire conduit par le général Guéi, et la mort du chef de la junte au début du déclenchement de la rébellion. Comment avez-vous géré tout cela, à votre niveau?
Cela a été difficile à gérer, parce que pour moi, c`était comme mes enfants qui se battaient. Il se trouvait que Guéi et Bédié sont des chrétiens et des catholiques. J`étais donc entre les deux, le père déchiré et laminé. J`ai dû intervenir très fort en élevant parfois le ton avec Guéi. Je l`ai déjà dit : au moment où Bédié partait pour son exil, il devait prendre l`avion, le général m`a téléphoné et il m`a dit:" Je laisse Bédié décoller et je le descends, je l`abats en l`air. "Alors j`ai hurlé: "Pas ça. Pour rien au monde. Si tu fais ça, tu seras maudit. Laisse-le partir. "C`était une façon pour moi de gérer les choses après le coup d`État. Je n`ai jamais raconté cela à Bédié. Et finalement, Guéi m`a écouté et il n`a pas exécuté Bédié. Vous savez, les douze ans que j`ai passés à l`archevêché ont été autant que tout ce que j`ai vécu avant. C`était d`une telle densité et d`une telle instantanéité qu`il fallait avoir le bon réflexe tout de suite.
Le général Guéi n`a donc pas abattu le président Bédié, mais lui a été abattu plus tard. Comment avez-vous, si l`on peut dire, "géré" l`annonce de sa mort?
Je l`ai déjà dit également, Guéi était mon fils spirituel. Et puis, on ne connaissait pas vraiment les circonstances réelles de sa mort. Alors c`était chez moi, l`impuissance du chef. Vous savez, je rappelle souvent ce qu`est la solitude du chef. Le chef est souvent seul dans l`amertume, dans le doute. Souvent, on en ressort très marqué. Tout cela, on le porte seul. Seul devant Dieu, avec Dieu.
Avant sa mort, le général Guéi avait à son tour perdu le pouvoir après l`élection présidentielle de 2000, remportée par le président Gbagbo. Quels ont été vos premiers mots à l`endroit du nouveau régime?
Il serait bon que vous vous référiez à la série d`homélies que j`ai prononcées à ce moment-là car elles étaient assez ciblées. Concernant ceux qui arrivaient, je donnais des conseils, je faisais des mises en garde. Je ne considérais pas les membres de ce régime comme des sauveurs, sanctifiés d`avance, mais comme des gens qui allaient faire une expérience et qui devaient tenir compte de ce qui était absolument indispensable pour qu`un pays soit équilibré. Je crois n`avoir pas failli à mon devoir. J`ai dit ce qu`il fallait dire.
Quelques semaines après cette élection, vous aviez une occasion formidable et solennelle, celle de la Messe de la Paix le 31 décembre, célébrée depuis une vingtaine d`années et qui permet à l`Archevêque d`Abidjan de parler au chef de l`État, au gouvernement, aux diplomates, à la classe politique et aux citoyens, tous réunis ensemble dans la cathédrale St-Paul. Vous pouviez donc, disons, " vous lâcher" et féliciter ou critiquer le régime, mais aussi commenter l`actualité politique et sociale...
Je l`ai utilisée. C`était une chaire importante, une occasion de réfléchir. Habituellement, on réfléchissait à partir de la pensée du pape à la veille d`une nouvelle année. Et à partir de l`application évangélique, je tirais les conclusions pour les choses actuelles, à l`inspiration de l`Esprit -Saint et à l`analyse de la situation. Je vivais intensément ce que le peuple ivoirien vivait. J`ai eu tellement de conversations avec l`élite, avec la classe moyenne que j`en étais imprégné.
À cette occasion-là, les homélies de l`Archevêque étaient très attendues et très redoutées. Surtout lorsque l`Archevêque s`appelait, avant vous, Bernard Yago ou désormais Bernard Agré, son successeur, des prélats qui n`avaient pas leur langue dans leur poche.
Vous avez entendu les termes et le ton que j`employais: dire la vérité avec une certaine souplesse. À la fin de la messe, j`avais pris l`habitude de faire distribuer ces homélies à l`assistance. Pour que les gens aient la possibilité, de prolonger chez eux, la réflexion. Certains me trouvaient plus souple, d`autres me trouvaient plus virulent que Mgr Yago. Vous savez, à force de l`entendre, de le fréquenter, de le lire, je connaissais de mieux en mieux le milieu politique. Je me faisais donc une idée très précise et avec l`affection pastorale que j`avais, je pouvais me permettre d`encourager, de dénoncer voire d`annoncer l`avenir.
Le nouveau régime est donc en place. En dehors des critiques et des conseils, que faites-vous, personnellement ou avec l`ensemble de l`épiscopat, pour jeter les bases de la réconciliation nécessaire après tous ces déchirements?
Il y a trois réalités. La première, c`est la parole, avec les conférences, les homélies, etc. J`en ai usé et sans doute abusé car j`ai beaucoup parlé, à tous. J`ai donc utilisé le ministère de la parole. La deuxième réalité, ce sont les contacts directs par ceux qui sont venus me voir ou ceux que j`ai essayé de rencontrer. Je dis bien, essayer, car ce n`était pas tout le monde qui désirait voir ma tête. C`est vrai que je ne ménage pas beaucoup, tout en étant très souple. Quand il y quelque chose à dire, je le dis, dans le sens du bien commun. La troisième réalité, c`est que dans l`esprit de la réconciliation, nous avons engagé une action très suivie avec les autres chefs des confessions religieuses. Cette action m`a été dictée par l`habitude de conversations qu`on avait prise, en particulier avec l`Imam Tidiane Ba, qui était le chef de la communauté musulmane. C`était un homme cultivé, spirituel, qui avait une certaine classe, de la modération et de la profondeur. Ensemble, nous parlions souvent théologie et spiritualité. Après lui, est venu l`Imam Koné Koudous avec qui nous avons continué à discuter, ainsi qu`avec le Pasteur Boni, chef de la communauté protestante méthodiste. Ensemble, nous faisions des déclarations et nous montrions notamment qu`il n`y a pas de guerre de religion. D`ailleurs, ensemble, nous avons fait certaines démarches à Paris pour convaincre la communauté musulmane que nous n`avions pas de dissension. À la grande Mosquée de Paris, nous avons discuté pendant presque deux heures avec les responsables. Lors de ce séjour parisien, nous avons rencontré aussi la conférence épiscopale de France qui, je dois le dire, n`a pas fait ce que nous souhaitions pour éclairer la lanterne de la communauté catholique de France. Mais peut -être qu`on ne lui a pas donné assez d`informations ou de documents. Notre délégation était composée de Mgr Dacoury Tabley et de moi-même pour les catholiques, des Imams Koudous et Dosso pour les musulmans, et du Pasteur Boni pour les protestants.
Vous étiez organisés dans un forum des confessions religieuses. Qui a vraiment été à l`initiative de sa création?
On sentait venir la chose et c`était nécessaire qu`on le fasse, parce qu`après les difficultés, nous observions que de l`extérieur, on voulait exploiter ce qui pouvait être des dissensions éventuelles entre nous. Alors, j`ai beaucoup œuvré pour qu`on crée ce forum. Les membres voulaient tout de suite que j`en sois le président. J`ai refusé et j`ai demandé qu`on l`élise démocratiquement. Ainsi, a été élu le Pasteur Ediémou Blin Jacob, le chef du diocèse de l`Église du christianisme céleste de Côte d`Ivoire; d`après les règles que nous avons édictées, la présidence du forum devrait être tournante, tous les six mois. Malheureusement depuis des années, Ediémou a confisqué la présidence du Forum des confessions religieuses. Je lui ai plusieurs fois fait remarquer que ce n`était pas normal de sa part. Et finalement, j`avais décidé de ne plus lui en parler parce qu`il finirait par croire que c`est une affaire personnelle entre lui et moi. Ce que fait Ediémou, ce n`est pas bon parce qu`en l`accaparant, il tue l`institution. Je lui avais écrit une lettre dans laquelle je lui recommandais d`organiser une réunion pour régulariser la situation. Cela a créé un malaise. Comme il était le président, telle confession refusait de faire chemin avec nous. Alors, il a été créé un autre groupe, appelé le Collectif des chefs religieux, voulu par le ministre des Cultes, M. Désiré Gnonkonté. Mgr Mandjo avait été pressenti pour le diriger. Ce collectif réunissait effectivement tout le monde y compris les protestants méthodistes qui refusaient d`être dans le forum à cause d`Ediémou. Il fallait donc pousser le collectif pour qu`il remplace le forum. Mais le forum était devenu presque une institution reconnue par l`État, une institution pouvant jouer un rôle religieux important dans le champ politique. Et son président, malheureusement, pouvait s`en servir comme d`un tremplin.
Après la Messe de la Paix, il y avait aussi les vœux du Nouvel an au Chef de l`Etat, une occasion traditionnelle pour parler aussi au Président et faire le tour de la situation sociale et politique. Vous avez été le porte-parole des religieux à cette occasion, en tant qu`Archevêque d`Abidjan, pendant douze ans.
Avant moi, ce fut toujours le Cardinal Yago qui portait la parole, en tant que doyen et en tant qu`Archevêque d`Abidjan. Avec moi, cela a continué. Avant l`adresse au Chef de l`État, je préparais ce qu`on allait lui dire. Je consultais auparavant les autres chefs religieux pour le thème central de notre discours. Ils faisaient une proposition. Ensuite je rédigeais un premier texte. Puis je le leur soumettais, et quand ils en étaient d`accord, alors je le lisais devant le Président. J`ai joui de ce privilège et je crois qu`il est bon que ce soit institutionnalisé. Que l`Archevêque d`Abidjan fasse le discours. Je me rappelle que du temps du président Bédié, un quasi incident s`était produit à l`occasion des vœux. J`avais fait l`adresse au Président et quand j`ai terminé, un imam s`était présenté, qui voulait lui aussi parler. Le chef du protocole, M. Ouegnin, s`était approché et lui a dit: " Monseigneur a parlé pour tous. " Et l`imam s`est retiré.
En général, comment réagissaient les présidents Bédié, Guéi et Gbagbo à vos discours qui, pour une bonne part, étaient le résultat de votre propre état d`esprit?
Je n`ai pas eu leur réaction. Si c`était négatif, je l`aurais su. Mais ils répondaient directement au cours de la cérémonie de présentation des vœux.
Une autre action pour la Paix a été l`instauration par l`État, dès octobre 2001, d`un forum national pour la réconciliation à l`initiative du président Gbagbo. L`église catholique y a pris part et a apporté sa contribution à son déroulement. Mais a-t-elle, dans sa participation, aidé à poser et à solidifier cet autre jalon de la réconciliation nationale?
La contribution de l`Église catholique, c`est qu`elle a été sollicitée au Conseil des Sages et qu`elle pouvait intervenir. Elle est intervenue pour agencer les choses. Nos représentants ont fait ce qu`ils ont pu pour que le bateau ne tangue pas. Mais au cours de ce forum, chacun des orateurs venait dire sa part de vérité au lieu de dire la vérité. Je dois dire que pour moi, ce forum s`est terminé mi-figue, mi-raisin. Je n`ai pas été très satisfait du résultat. Mgr Dacoury-Tabley et Mgr Mandjo en ont fait le compte-rendu aux évêques. Certains ont d`ailleurs profité de notre participation pour fustiger l`épiscopat. Des gens sont venus déblatérer. Ce fut une expérience, pas parfaite, mais bonne. Il aurait fallu que ce soit pour dire la vérité.
La providence elle aussi a participé à la réconciliation car dans cette période, le pape Jean Paul II vous élève à la dignité cardinalice. Un honneur pour tous les Ivoiriens et un rayon de joie dans notre crise sociale et politique. Beaucoup l`ont interprété comme un soutien du Vatican à la Côte d`Ivoire...
Oui, cela a été interprété un peu comme tel. Rome aurait pu nous "sauter", car la Côte d`Ivoire n`avait plus son aura d`avant. Mais avoir marqué cette période-là en élevant un fils de Côte d`Ivoire à cette dignité avait un sens. D`ailleurs, lorsque je suis revenu de Rome après le consistoire, j`ai donné la gloire à Dieu, la gloire au pays, la gloire à la chrétienté. On ne donne pas le cardinalat seulement à un homme. Cela faisait un certain temps que Rome y pensait, notamment depuis la disparition du Cardinal Yago en 1997. Il y a eu une première vague mais je n`y étais pas. J`ai été dans la deuxième vague. Savez-vous qu`auparavant, j`étais à Rome un jour lorsque quelqu`un m`a appelé" Éminence". Dès qu`il a dit cela, ensemble, nous avons ri aux éclats. Était-il déjà au courant de ma nomination, ou était-ce de sa part un lapsus linguae ? Je ne le sais pas. Toujours est-il que ce quelqu`un est devenu lui aussi Cardinal. Il faut savoir que le cardinalat est quelque chose de très sacré.
Certains affirmaient à Abidjan, que vous-même, depuis longtemps, vous actionniez vos relations au Vatican pour être nommé cardinal.. .
Ils ne savent pas comment cela se passe. On ne grouille pas pour devenir cardinal. Pour nommer à cette dignité, le Pape et le Vatican regardent le pays, l`église et l`individu.
Avec cette nomination en 2001, il y a eu un regain de confiance en la Côte d`Ivoire, qui a été ainsi honorée et cela a contribué à un certain apaisement dans le pays. Pourtant, un an seulement après, comme il n`y a jamais deux sans trois (le coup d`État contre Bédié et la fin du régime militaire de Guéi), voilà que survient une rébellion militaro-politique. Est-ce qu`à ce moment-là, vous réagissez comme un fataliste?
Non. Je n`ai pas ce tempérament-là. Je ne suis pas pessimiste. Au contraire, je dis que tout est grâce. On s`est réjoui, on a applaudi et maintenant on souffre. On passe par des hauts et par des bas. C`est l`histoire d`un pays. Mais les "jusqu`au-boutistes" doivent un moment arrêter, en tenant compte de l`intérêt du pays et du bien commun. Nous avons tourné une page. Ecrivons maintenant une nouvelle page. Et surtout, aujourd`hui où nous préparons des élections, il faut qu`on sache que le pouvoir doit sortir des urnes. Il faut une réelle transparence de la part de ceux qui les organisent et que personne ne s`érige en arbitre et ne déclare nulle part, par des faits ou par des paroles, qu`il a déjà gagné. En ce qui concerne l`avènement de la rébellion, je dois dire qu`on prend les évènements tels qu`ils se présentent. Nous n`avons pas fait de lien avec autre chose et nous ne nous sommes pas énervés que les choses se soient compliquées. Une crise en appelle une autre, mais c`est continuellement qu`il faut chercher à pacifier le pays. Même quand la paix sera revenue, nous aurons encore à faire ce travail de consolidation de l`unité du pays. Car la paix n`est jamais acquise une fois pour toutes. Et la paix, ce n`est pas l`absence de guerre.
En cherchant à trouver la paix après le déclenchement de cette rébellion, les acteurs ont signé plusieurs cessez-le feu et autres accords...
J`ai pensé et je persiste à penser qu`en Côte d`Ivoire, ce qui doit primer, c`est le dialogue. C`est pourquoi, dès les premières heures de la rébellion, j`ai recommandé au président Gbagbo un discours d`apaisement et une discussion intra- ivoirienne. Cela n`a pas eu lieu. Et on est parti tout de suite à Lomé chez Éyadema. C`est à ce moment-là que le président sénégalais Abdoulaye Wade est entré en scène, et a tout fait pour qu`on aille à Dakar. La France a été la plus forte, car la discussion a été emmenée sur les bords de la Seine, pour arriver à l`Accord de Marcoussis. J`étais moi-même à Paris à ce moment-là, mais je n`ai rencontré aucun de ceux qui étaient partie prenante dans les négociations, sauf les chefs religieux chrétiens et musulmans de là-bas. J`ai toutefois salué quelqu`un que je connaissais à l`Élysée mais ce n`était pas pour discuter des négociations.
Qu`avez-vous pensé de cet Accord de Marcoussis ?
Marcoussis, je l`ai regardé d`abord comme un hold-up. Car ce sont les Africains qui auraient dû gérer cette affaire. D`abord la Côte d`Ivoire. Or cela nous a échappé pour aller à Marcoussis. Ce qui en est sorti, même de grands juristes français ont dit que c`était une mascarade. C`était simplement pour montrer la puissance de la France.
Qu`en est-il de l`Accord de Pretoria?
La même chose. Là aussi, le processus ne devait pas avoir de fin. Cela s`est terminé toujours en dehors de la Côte d`Ivoire.
Avec l`Accord de Ouagadougou?
Oui. Cela s`est terminé au Burkina Faso, après l`Afrique du Sud. Il fallait que ce soit la dernière étape. Désormais, avec cet accord, les gens de la rébellion sont entrés dans le gouvernement et ils y jouent les premiers rôles. Si donc on avait trouvé beaucoup plus tôt un accord entre Ivoiriens, cela nous aurait évité tant de choses absurdes et inutiles;
Êtes-vous plutôt satisfait de l`Accord de Ouaga que des Accords de Marcoussis et de Pretoria?
Vous savez, l`Accord de Ouagadougou a nécessité beaucoup d`abnégation du côté des rebelles et du côté du pouvoir. Et cela s`imposait. Je n`en suis donc pas mécontent. Cet accord s`est trouvé en Afrique, mais ayant été réalisé en terre burkinabè, c`était aussi deux peuples qui avaient besoin de se réconcilier: le peuple ivoirien et le peuple burkinabè. Les deux chefs d`État se connaissent et se pratiquent de longue date. Alors, je n`ai pas du tout été étonné que l`un vole au secours de l`autre, et que les peuples en profitent pour construire une région forte parce que le mariage entre la Côte d`Ivoire et Burkina Faso s`impose. Comme le mariage entre la France et l`Allemagne. Alors, entre les anciens antagonistes ivoiriens, il faut tout faire pour qu`on lâche du lest, de part et d`autre, car c`est dans l`histoire qu`on construit l`union.
Vous pensez donc que cet Accord de Ouaga est de loin, le meilleur des accords signés ?
Oui, puisqu`il tient jusqu`à présent, depuis sa signature en 2007. C`est donc sûrement le bon. Les accords de Lomé, de Marcoussis et de Pretoria n`ont pas eu le même bonheur.
Cet accord fonde-t-il personnellement votre espoir?
Dans la mesure où les gens ne se contentent pas d`avoir écrit l`accord, mais le vivent...
Quels commentaires sur ceux qui ont été chargés de faire appliquer ces accords, les Premiers ministres Diarra, Banny et Soro ?
Croit-on que dans le cœur de tous ces acteurs, il n`y ait pas un grain d`amour assez prononcé pour la patrie? Si des personnes acceptent de remplir une mission en faveur de leur pays, je suppose que chacune d`elles, a pour lui, une certaine dimension d`amour et qu`il a fait vibrer les fibres de cet amour. Je connais bien Seydou Diarra et je m`honore de son amitié depuis longtemps. Quant à Charles Banny qui lui a succédé, et qui est pour moi une vieille connaissance, je l`ai vu arriver avec beaucoup d`espoir. Maintenant, c`est Guillaume Soro. Il est plein de vie. A-t-il cette dimension d`homme d`État? Il le prouvera lui-même. Je crois qu`il faut faire confiance aux hommes. Et je dis que tout homme est perfectible dans la mesure où il se laisse conduire par Dieu.
Le hasard de notre calendrier d`entretiens les mercredi et vendredi de chaque semaine, nous fait tomber sur le vendredi 19 septembre aujourd`hui. Or ce 19 septembre 2008, c`est le sixième anniversaire du déclenchement de la rébellion. Six ans après, avez-vous aujourd`hui un sentiment particulier de ce fameux 19 septembre 2002 ?
Quand j`ai prié ce matin, j`ai fait le tour des intentions. Notamment pour tous ceux qui sont tombés en Côte d`Ivoire. Le 19 septembre 2002 a été la nuit des longs couteaux. Car beaucoup sont tombés à ce moment-là ou à cause de cela. Et beaucoup auraient pu tomber. Un anniversaire comme celui-ci doit se vivre dans la prière. Le soir, j`irai encore m`entretenir avec Jésus-Christ et je lui confierai à nouveau, tous les antagonistes et acteurs de ce 19 septembre, les connus et les inconnus, les survivants et les morts. Ainsi que ceux qui y ont échappé. Vous savez, moi-même, j`aurais pu être parmi les morts de ce 19 septembre 2002. Le pape m`a habillé en rouge et la providence nous conduit. Donc, aujourd`hui, je dis : je me souviens. Et je voudrais que jamais plus, en Côte d`Ivoire, il n`y ait une nuit pareille à celle de ce 19 septembre 2002.
Si ce 19 septembre 2008, vous étiez devant les principaux antagonistes de ce conflit à savoir Gbagbo et Soro, quels mots auriez-vous eus pour chacun d`eux ?
Je leur aurais dit : " Vous êtes tous les deux assis au chevet d`une mère très malade, qui doit revenir à la vie. Entrez en vous-mêmes, faites le vide, purifiez votre mémoire et votre cœur et dites ensemble: frère, que pouvons-nous faire pour que notre mère guérisse et redevienne la belle femme d`autrefois. "Aujourd`hui, en effet, la Côte d`Ivoire est entre les mains de ces deux hommes. Je leur aurais dit également: " Soyez inventifs, constants, positifs et prophètes".
La Côte d`Ivoire est laïque, mais pensez-vous que les deux ont une responsabilité chrétienne dans le maintien de cette paix qui semble se laisser trouver désormais ?
Bien sûr. C`est pour cela que certains musulmans nous disent: " C`est notre tour de prendre les rênes, car les chrétiens nous ont traîné dans la boue, dans la pauvreté ". Je dis donc ceci: les chrétiens qui prennent les rênes de ce pays, à n`importe quelle échelle, se rendent-ils compte qu`ils ont une responsabilité chrétienne? La doctrine sociale de l`Église est là pour nous le rappeler.
Extraits des “Mémoires du
Cardinal Bernard Agré:
Ses grands bonheurs, ses menus secrets”
Entretien avec Lebry Léon Francis
in Le Nouveau Réveil N°2484 du 31 mars 2010